Premières poses de modèle
J'entre.
Jus de fruit, quelques cigarettes. Confortablement installée. Je suis à l'aise ou mise à l'aise, l'air de rien, comme ça. Comme on voit un vieil ami. Mise à l'aise par lui, l'artiste.
Puis je pose un pied sur le tapis. Il faut se mettre nue. Cette idée occupe tout l'esprit. La même appréhension qu'avant l'amour. Crispation en espérant faire comme si de rien. Intimidée en espérant faire comme si de rien. Je délaisse le peignoir auquel tout mon corps se tenait. Bruit mat lorsqu'en s'essoufflant au sol il reprend sa forme de simple tissu. Pas de bruit du corps. Le bruit de la pensée. Me retourne lentement. Ma peau irrégulière, mes capitons, mes vergetures. Il faut se mettre nue.
Je n'ose pas regarder l'artiste. Je n'ose pas regarder la pièce. Je ne regarde rien. Je ne regarde nulle part. Je n'ose regarder l'inconnu. L'inconnu de ce contexte. Cet inconnu en face de moi. Maintenant seule la gêne de ce corps dénudé à l'esprit.
Mets-toi dans une position confortable. Je suis assise sur mes talons. Face à l'artiste. Bras croisés, les mains en coupe pour cacher mes seins. Nouvelle appréhension frémissante lorsque le regard de l'artiste se pose sur la première fois sur moi. Je fixe la feuille de Canson comme je m'accrochais au tissu. Je fixe la feuille comme pour m'extraire de moi-même. Le regard que je n'ose regarder est posé.
Puis le temps s'arrête. La magie de la création a lieu. Un nouveau temps s'ouvre. Soulagement. La main suit le regard que je devine. Le travail a commencé. Regard. La main survole la feuille. Un point. Regard. Le doigt d'appui glisse. Un autre point. Regard. Encore regard. Puis un trait. Le volume est en train de se dessiner.
C'est donc ça, ce nouveau contexte de nudité. Je deviens objet d'art. L'artiste [sujet] dessine [verbe] le modèle [objet]. Sans doute la raison par laquelle il estime qu'il s'agit d'autoportrait. Il est le sujet agissant. Le sujet du dessin... Non, peut importe de quoi il s'agit. Autoportrait ou pas. Narcissisme ou pas. Expérimentation ou pas. Ce qui compte, la magie, la surprise de cette nouvelle respiration prise après le premier trait.